L'héritage antique est soumis à deux alternatives : la réutilisation ou la ruine

Évocation de l'habitat médiéval réoccupant le théâtre d'Orange. Illustration : Dominique Rousseau

Au tout début de notre ère, l'Empire romain avait transformé la Gaule des oppida (habitats agglomérés et protégés d'une enceinte implantés le plus souvent sur des sites de hauteur) en un territoire administré, découpé en civitas (ou cités) dotées de chefs lieux, des villes conçues et bâties suivant le modèle gréco-romain, reliées entre elles par un vaste réseau de routes carrossables. En refluant à partir du milieu du IIIe siècle avant de s'effondrer définitivement en 476, il a laissé derrière lui une Gaule constellée de nombreuses villes, amples, parfois ceintes de murailles, et dotées d'édifices monumentaux (temples, théâtres, amphithéâtres ,thermes publics...). Ces édifices solides et grandioses témoignent de l'excellence technique et de l'exceptionnelle efflorescence urbaine des trois siècles de la pax romana, une formidable ère de progrès au sein d'une période prospère. Quand la parenthèse se referme sur un empire décadent et vermoulu, affaibli parles dissensions internes et harcelé par les incursions des peuples dits " barbares ", ces villes apparaissent soudain trop coûteuses, trop vulnérables, inadaptées aux vicissitudes des temps nouveaux. Le monde antique bascule dans l'Antiquité tardive, puis dans le Moyen Âge, de longs siècles qui verront s'épanouir une nouvelle prospérité économique et démographique, génératrice de nouvelles villes avant l'esso rde la Renaissance, puis l'époque moderne et surtout la période contemporaine qui ont vu se transformer radicalement le svilles. De ces théâtres gigantesques qui se dressaient dans les paysages urbains, de ces fiers arcs commémoratifs, de ces temples, de ces thermes, de ces forums tendus de marbre blanc, le grand public ne connaît guère que les quelques bribes qui en sont encore visibles aujourd'hui. La raison de ces destructions en est qu'au cours des 1 500 ans qui nous séparent de la chute de Rome, les joyaux architecturaux antiques des villes du Vaucluse ont connu des fortunes diverses qui racontent les oscillations de l'Histoire traversées par des dizaines de générations : Apt les a digérés pour en faire l'humus de la ville moderne, Avignon les a recouverts sous les fastes pontificaux, Orange s'est recomposée autour d'eux et Vaison-la-Romaine s'en est éloignée avant de redevenir la " Romaine " au début du XXe siècle. À partir des traces enfouies sous nos pieds et des vestiges toujours en élévation, les archéologues du Département reconstituent patiemment, au gré de leurs campagnes de fouilles, cette longue épopée des sites antiques par-delà l'Antiquité.

" Tout ce qui ne sert pas disparaît "

L'idée de patrimoine chère à nos consciences contemporaines n'apparaît que tardivement, dans le ressac de la Révolution française, quand le peuple, soudain, devient propriétaire et de fait responsable de l'entretien des châteaux, hôtels particuliers, monastères et cathédrales confisqués, au titre des " biens nationaux ", à l'aristocratie et à l'Église. Avant cela, on se souciait bien peu de conserver les vestiges hérités des époques passées. Ceux qui ont été épargnés ne sont parvenus jusqu'à nous que par la grâce de circonstances favorables et non par la volonté des générations qui nous ont précédés de nous les transmettre. En ce sens, la notion de patrimoine obéit à certains principes à commencer par celui-ci, énoncé par Jean-Marc Mignon, archéologue du Département, spécialiste de l'Antiquité : " Tout ce qui ne sert pas disparaît." Nous voilà donc au IVe siècle, période dite de l'Antiquité tardive. Envahi par les peuplades des confins de l'Empire attirées par l'opulence générée par la pax romana, l'immense territoire administré par les romains qui entourait toute la Méditerranée et s'étirait jusqu'au Moyen-Orient se morcelle. En l'absence désormais d'une gestion administrative homogène et centralisée des territoires, la circulation des marchandises à travers toute l'Europe, autrefois permise par les routes et les réseaux commerciaux, ralentit. Les régions se replient peu à peu sur elles-mêmes et les villes se dépeuplent." La ville est le lieu où il n'y a pas de ressources et qui nécessite d'être relié à un système d'approvisionnement organisé et sécurisé. Sans une forme de stabilité ,elle est très fragile, expose Jean-Marc Mignon. L'instabilité qui s'installe va totalement déstructurer ce que les romains avaient mis en place et on assiste à un phénomène de déprise urbaine : les gens quittent les villes car elles n'offrent plus les conditions suffisantes pour y vivre et se rapprochent des ressources. Les structures sociales disparaissent avec eux. " Les élites dirigeantes, qui finançaient les grands équipements publics, désertent les villes qui ne sont plus le lieu du pouvoir et réinvestissent leurs possessions rurales. Plus personne n'entretient ces édifices coûteux qui faisaient la fierté des citadins et le raffinement de la vie à la romaine. Dans un premier temps au moins, l'héritage antique est soumis à deux alternatives : la réutilisation ou la ruine. L'instabilité est mère de l'insécurité. Les grandes villes à la romaine, ouvertes et sans système défensif, anachroniques en somme, sont livrées aux brigandages et aux pillages. Le phénomène est particulièrement marqué dans la vallée du Rhône, axe de circulation majeur des biens, des armées et des savoirs du temps de la prospérité et couloir privilégié des envahisseurs quand Rome vacille. Peu à peu, les bâtiments s'effondrent, ils sont pillés, squattés, parfois incendiés et le sol des villes abandonnées se recouvre de décombres, de vaisselle cassée et d'objets divers de la vie courante délaissés. Ces "couches de destruction" ont laissé dans les profondeurs de la terre comme une encoche dans la frise des siècles. Leur étude a permis de déterminer que la ruine des villes, conséquence de cet "exode urbain", intervient dans le Vaucluse dès le milieu du IIIe siècle de notre ère, plus d'un siècle et demi avant le sac de Rome par les Wisigoths.

Le théâtre d'Orange devient un quartier fortifié

En réaction, les villes atrophiées se cuirassent. Aux IVe et Ve siècles, on observe qu'elles s'organisent, s'appuient sur les grands monuments romains ou les transforment pour protéger les citadins qui les habitent encore. Avignon(Avenio) par exemple se rétracte et se barricade. La ville antique, qui s'étendait du Rocher des Doms à la rue Petite Fusterie d'un côté et jusqu'à la place Pie de l'autre, se construit une enceinte réduite et se recompose en intégrant les portions d'ouvrages romains ou en les abattant au besoin. On peut toujours observer, à l'intérieur de maisons ouvrant sur la place de la Principale ou bien rue Petite Fusterie, des constructions monumentales antiques, intégrées d'une transformation à l'autre et jamais démolies. Quand ils le peuvent, en effet, les habitants réemploient les solides édifices bâtis parles architectes et ingénieurs romains pour y installer de nouvelles activités et des habitations. " L'architecture publique romaine va fournir ces protostructures que l'on réinvestit en fonction des besoins nouveaux, résume Jean-Marc Mignon. Du fait de leur monumentalité, les théâtres ou les amphithéâtres s'apparentent presque à des sites naturels, à l'instar des grottes occupées par les hommes préhistoriques qui offraient une forme de protection naturelle ". Conçus pour être à l'épreuve de l'extrême chaleur comme de l'humidité, les thermes sont aussi très prisés et l'on s'appuiera largement sur leurs maçonneries d'une robustesse sans faille. L'exemple d'Orange (Arausio) est frappant : la ville se réorganise en plusieurs pôles autour des principaux monuments publics auxquels s'agrègent de nouvelles habitations. L'arc devient un ouvrage défensif autour duquel se constitue le " bourg de l'Arc ". Il en va de même pour le forum et surtout le théâtre qui s'érige en quartier fortifié après qu'on en a bouché toutes les arches comme à Arles, Nîmes et Apt (Apta Julia) où les théâtres, qui pouvaient accueillir plusieurs milliers de spectateurs, se transforment pareillement. La vie qui s'organise dès cette époque au sein du colosse de pierre va se prolonger pendant 1 500 ans. Jusqu'à ce que les pouvoirs publics, la Ville et l'État, décident d'évacuer le monument à la fin du XIXe siècle pour le restaurer et lui rendre sa fonction originelle d'édifice de spectacle, le théâtre antique est appelé couramment par les habitants d'Orange le " quartier du cirque " et on trouve à l'intérieur des nombreuses maisons installées sur plusieurs niveaux dans la cavea, organisées autour de placettes et de ruelles.

Les grandes demeures sont découpées en petits logements

Au Moyen Âge, les modèles urbains se transforment :la ville antique était ample et gourmande en espace ;désormais, les centres urbains sont davantage ramassés ,plus denses, plus hauts. L'architecture monumentale, mais également l'architecture domestique des plus riches citoyens, étaient sophistiquées, richement décorées et grandiloquentes, et voilà qu'on bâtit des constructions aux proportions et dimensions plus modestes, utilisant parfois également des techniques plus sommaires. Partout, lorsque c'est possible, on greffe sur l'existant monumental des bâtiments de moindre envergure. À Vaison-la-Romaine, on a observé à plusieurs reprises que les larges rues antiques, parfois équipées de galeries couvertes abritant le passage des piétons et desservant les boutiques, avaient été réduites en largeur par l'adjonction de petits bâtiments venant empiéter sur la chaussée. On densifie la ville en redécoupant également les grandes demeures. Sous l'ère romaine, on avait aménagé au sein des plus riches habitations des espaces propres à chaque usage (salons divers exedra, salles du dîner triclinia, chambres à coucher cubicula, cuisines cucina...) et voilà qu'on revient à une cellule unique, voire deux pièces, qui accueillant toutes les activités de la vie domestique. Toujours à Vaison-la-Romaine, les luxueuses domus aux dizaines de pièces sont morcelées pour accueillir plusieurs habitations tandis que les vastes jardins, leurs bassins et leurs fontaines sont dévolus à de nouvelles activités, agricoles, pastorales ou artisanales. Dépeuplement, fortification et densification : la fin de l'Antiquité retrouve par certains aspects des modes de vie d'époque gauloise.

Sans plus d'utilité, tout ce qui se trouve à l'extérieur de ces périmètres réduits, en revanche, est laissé à l'abandon. Ainsi, Orange laisse végéter son grand amphithéâtre, construit plus à l'ouest, en direction du Rhône. À Vaison-la-Romaine, les Voconces qui avaient choisi, par souci d'économie, d'appuyer leur théâtre sur la colline de Puymin, à l'écart de la ville, le délaissent quand la ville se replie autour de son forum et de ses thermes. Les routes ne sont plus entretenues, de même que les nécropoles qui les bordent aux portes des villes. La ruine menace et les contemporains l'accélèrent lorsqu'ils vont se servir des matériaux dont ils ont besoin. Au cours de ces périodes, on ne construit guère et, contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les pierres que les populations recherchent mais plutôt le métal, et notamment le fer, le plomb et le bronze que les Romains utilisaient abondamment dans leurs constructions à la façon d'agrafes, goujons et autres tirants pour lier entre eux les blocs de grand appareil ou pour décorer leur architecture. De ces éléments métalliques, ils tirent des outils ou des armes. Des fouilles menées dans les années 2000 par le Service d'archéologie du Département dans le secteur de Fourches Vieilles, à l'emplacement d'une ancienne nécropole au nord d'Orange, ont permis de comprendre comment les habitants s'y prenaient pour démanteler ces constructions : " Tout simplement, ils montaient sur les édifices à 15 m de haut et faisaient tomber les blocs pour qu'ils se cassent au sol, leur permettant de récupérer les agrafes, les goujons et les décorations de bronze ", décrit Jean-Marc Mignon.

Visuel haut de page : Plan du théâtre antique occupé par des maisons par Auguste Caristie. - © Musée d’Orange