Châteauneuf-du-Pape : être fort et le montrer

Châteauneuf-du-Pape : être fort et le montrer

Au cours de son long pontificat, le même Jean XXII va aussi donner un nouveau souffle à Châteauneuf-du-Pape, alors nommé Châteauneuf Calcernier, en référence à la chaux produite en grande quantité sur ce territoire qui en regorge. Non loin de là, des carrières fournissent des pierres. Tout est à portée de main pour consolider ce site à la vocation défensive, perché sur les hauteurs d’où il domine la vallée du Rhône au nord d’Avignon. Il fait reprendre ses fortifications, ajoute une tour et une seconde enceinte fortifiée qui s’étend dans le village et dont on peut toujours admirer des vestiges : un grand pan de mur avenue des bosquets, une échauguette, une petite tour carrée… Voilà une place forte convenablement verrouillée, avec une garnison complète pour la garder. Mais Jean XXII, soucieux des apparences, entend aussi profiter de ce lieu pour y séjourner et y recevoir. Être fort et le montrer. Une salle d’apparat recouverte de carreaux peints y est donc aménagée et l’on peut profiter de la vue imprenable sur les environs depuis les fenêtres à coussièges. Cette salle disparue se trouvait au-dessus du cellier du château où l’on stockait les denrées alimentaires.

Fouillé dans les années soixante, il a été depuis recouvert d’une dalle pour devenir une salle municipale qui accueille aujourd’hui divers événements associatifs. À l’intérieur du château, le diagnostic préventif mené en 2015 par le Service d’archéologie du Département a permis d’en apprendre davantage sur sa configuration et son organisation. Il a mis au jour, à seulement 20 cm de profondeur, le dallage de la vaste esplanade centrale, apparemment divisée en deux grandes cours que séparaient un bâtiment. Au niveau de l’entrée, à côté du mur principal, on a aussi identifié un fossé de sept à huit mètres de largeur qu’enjambait à l’origine un pont-levis. Il avait été remblayé deux siècles plus tard et muni d’un pont en pierre. Juste à côté, dans un trou grossier sur le flanc du château, les archéologues ont retrouvé des centaines de fragments de verre, de céramique, des ossements d’animaux et des arêtes de poissons, laissant entendre que c’est là qu’atterrissaient les poubelles du château, avec l’évacuation des latrines.

L’emplacement éminemment stratégique du site fait que Châteauneuf ne sera jamais abandonné par les successeurs de Jean XXII qui apprécieront sans doute son vaste panorama très loin de l’écrasant palais d’Avignon. Clément VII, pape de 1378 à 1389, y aurait beaucoup séjourné. Il s’y rendait, dit-on, à dos de mule et c’est vraisemblablement de là que vient la fameuse légende de la mule du pape contée par Alphonse Daudet. Son successeur, Benoît XIII, le dernier des papes d’Avignon, y résidera également avant de devoir prendre la fuite pendant le Grand schisme, au terme d’un long bras de fer avec le roi de France.

 

Les papes passent et, de retour à Rome, ne s’intéressent plus que de loin au Comtat Venaissin, laissé aux bons soins de leurs légats qui l’administrent. Le magnifique palais de Sorgues tombe dans l’oubli et la ruine. Les documents qui le mentionnent dans les siècles qui suivirent balisent sa lente agonie. Défendu par une garnison italienne, il est incendié en août 1562 pendant les guerres de Religion, par le baron des Adrets. Deux siècles après la fin des papes d’Avignon, en 1597, Thomas Platter, un intellectuel suisse de passage dans la région, a la curiosité d’explorer l’édifice, déjà en piteux état. De cette visite, il dresse un état des lieux émouvant : « Hors la ville, justement, comme l’heure n’était pas encore bien tardive, j’ai regardé de près un château puissant, bien bâti, qui répond lui aussi au nom de Pont-sur-Sorgues. Il a été très abîmé par les ennemis. J’ai l’impression que ce fut le plus beau, le plus confortable château que de ma vie j’ai vu ! C’était un édifice quadrangulaire, avec quatre tours d’angle, superbes aux quatre coins. À l’entrée, un pont-levis. L’ensemble était ceinturé par des douves. Et puis encore une belle tour, dans laquelle on montait par un escalier en colimaçon. Au milieu de tout cela, une jolie place carrée, dans un jardin, avec une fontaine ravissante en position centrale. Au rez-de-chaussée, on pouvait marcher à sec sous des arcades voûtées en faisant ainsi une promenade circulaire qui permettait de prendre connaissance intérieure de la forteresse dans son ensemble. Cette allée couverte était aussi large que les logements qui étaient construits par-dessus, soit quatre corps de logis pourvus les uns comme les autres d’appartements d’apparat, d’espaces déambulatoires et de murailles. Et puis, par-dessus, des toits tout à fait décoratifs mais qui, hélas, s’étaient maintenant écroulés en bien des endroits. »

La ruine ne fait que commencer. Un autre document de 1770 acte que les pierres pour la construction de la nouvelle église seront prises de la démolition du château. À la Révolution, il est découpé en parcelles et vendu. Ne reste plus qu’une seule tour debout que son nouveau propriétaire veut démolir pour en revendre les pierres. Un maire s’y oppose mais perd après dix ans de procédures judiciaires. La tour est vendue à des carriers en 1819. Deux ans plus tard, il ne reste plus rien du fabuleux palais de Sorgues. Les récentes interventions du Service d’archéologie du Département ont permis d’en retrouver quelques traces ténues. La découverte de la base d’un pilier en pierre dans l’ancienne cour confirme l’existence d’une galerie couverte par des voûtes, formant un cloître. En creusant, à 1,5 m sous le sol, ont été mis au jour les semelles de fondation du palais, un mélange de mortier et de chaux sur lesquels les bâtisseurs construisaient les murs. « Mais pas une seule pierre de taille, la récupération a été totale, le site a été complètement nettoyé après la Révolution », constate l’archéologue.

La mine d’or des archives du Vatican

Si l’on dispose de chiffres précis, c’est que tout ce qu’ont entrepris les papes à cette époque a été dûment consigné dans des archives toujours conservées au Vatican. Une mine d’informations exceptionnelle, tout y est conservé : les prix, les dates de commande, de livraison, les contrats… Une historienne, Valérie Theis (École Normale Supérieure), a décortiqué sur place ces registres en latin médiéval et ses découvertes donnent toute la démesure et la magnificence à laquelle aspiraient les papes de l’époque. On y retrouve par exemple les détails des commandes passées pour remplir le vivier du palais de Sorgues qui donne lieu à une opération logistique de grande ampleur. Arrivant du Charolais, du Beaujolais et du Languedoc, plusieurs convois de charrettes transportant des nasses acheminent vers Sorgues très exactement 5 782 brochets, 143 carpes, 1 215 tanches et 6 900 poissons divers. De même, on sait que pour ce palais, pas moins de 129 500 carreaux de pavement avaient été commandés entre 1320 et 1327, dont 40 000 peints pour la chambre du pape et 20 000 carreaux blancs pour celles des chevaliers. À l’occasion de leur campagne, les archéologues n’en retrouveront en tout qu’une centaine de fragments. Le palais grandiose de Jean XXII a été dépecé jusqu’à la dernière miette.

Des carreaux de pavements, il se murmure qu’on en trouverait encore beaucoup derrière les portes des maisons de Châteauneuf-du-Pape, où les habitants sont longtemps allés se servir dans les ruines du château. Des guerres de religion jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, il reprendra invariablement ce rôle de vigie et de place forte. Un état des lieux daté de 1648 établit que le château est ruiné avant d’être partiellement restauré quelques décennies plus tard par un évêque d’Avignon qui aménage pour son bon plaisir quatre chambres à l’intérieur de la tour. À la Révolution, il est divisé en trente lots acquis par des citoyens. Il est morcelé, réaménagé, mais son empreinte reste gravée dans le plan cadastral napoléonien qui permet de recouper les limites des propriétés et l’ancien périmètre du château. Classé monument historique en 1892, il bénéficie d’une restauration mais cet effort est anéanti par les conflits modernes. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Allemands décèlent rapidement l’intérêt stratégique qu’il présentait déjà sept siècles auparavant et choisissent d’occuper la position. Ils entreposent leurs munitions et explosifs à l’intérieur de la tour. Mais dans la panique qui suit le Débarquement, ils n’ont pas le temps de les emporter dans leur retraite. Afin d’éviter qu’elles ne tombent aux mains des Alliés, ils font tout exploser, ne laissant à l’emplacement de la tour qu’un mur chancelant et un trou béant.

Quant au Groseau, la toute première des résidences érigée par les papes du Comtat, elle demeure la plus mystérieuse. Le terrain qui jouxte la chapelle Notre Dame, ultime vestige de l’ancien monastère transformé en palais, appartient à des propriétaires privés. En 2016, les archéologues ont fait appel à une méthode non invasive (la prospection électromagnétique) afin de tenter de savoir ce qui se cache sous la terre sans avoir à y creuser des tranchées. En faisant passer un courant dans le sol et en observant sa vitesse, on peut identifier des ruptures : mur, fossé, comblement… Sur la carte de détection électromagnétique, des taches de couleurs différentes suggèrent des anomalies mais aucune n’est apparue suffisamment nette pour tirer de nouvelles conclusions quant à l’emplacement exact de la résidence papale dont l’aile d’apparat devait s’appuyer sur la chapelle. Dans les profondeurs du sol, les racines des chênes truffiers gardent encore les secrets du petit palais de Clément V.