Fourches-Vieilles - La ville des morts

Arausio (Orange), perle du Vaucluse antique. Son théâtre extraordinaire qui dévore la montagne, son arc commémoratif, ses remparts plus décoratifs que militaires, son temple dédié à Auguste dont l’esplanade est bordée de douze fontaines, son forum...
Prospère sans pour autant être aussi riche que d’autres cités de la région, elle est l’archétype de la colonie romaine. Créée
par les vétérans de la deuxième légion gallique, largement dotée par Rome qui y injecte des sommes colossales pour la
développer, la ville est un véritable petit rucher. Durant l’Antiquité, on y vit, on y travaille, on y célèbre les arts et les dieux,
on y fait de la politique et du commerce et bien sûr… on y meurt. Et ici, comme dans tout le monde romain, la mort est une
étape essentielle de la vie, un passage obligé douloureux vers un autre monde qui nécessite la tenue de rites précis qui
ont laissé des traces indélébiles dans le paysage.

Pour Titus Pompeius Phrixus Longus, l’arrivée sur Arausio (Orange) est toujours un émerveillement. L’ancien esclave devenu citoyen à part entière de la cité fondée il y a plus d’un siècle par l’empereur Auguste revient d’un voyage d’affaire à Lugdunum (Lyon). Après avoir longtemps cheminé sur la via Agrippa bordée d’une part par le fleuve Rhodanus (le Rhône) et de l’autre par les premiers contreforts des Alpes, une perspective majestueuse s’ouvre à lui au fur à mesure qu’il s’approche. Dans le prolongement de la voie romaine compactée par le roulement de milliers de chars et battue par d’innombrables marcheurs, il aperçoit déjà l’arc, le théâtre et le temple perché là-haut sur la colline. Mais ici, comme dans toutes les villes dignes de ce nom, avant de franchir l’enceinte et rejoindre la vie bouillonnante du forum, il faut traverser la nécropole, la ville des morts dont les monuments funéraires encadrent la route. En approchant du pomerium, on passe notamment devant de grands mausolées dont la hauteur et les ornements imposent un sentiment de respect mêlé de défiance qui fait frissonner le voyageur. Des monuments si impressionnants qu’ils vont traverser les siècles jusqu’à être redécouverts à l’aube du troisième millénaire. Parmi eux, le chantier de celui qui accueillera Titus Pompeius Phrixus Longus pour son dernier voyage avance bon train.

 

La ville des morts

Ceinturée par des nécropoles qui doivent témoigner de l’existence des citoyens, Arausio, l’Orange du Ier siècle de cette ère, ressemble en cela à l’ensemble des villes du monde romain. Et, comme dans le reste de l’Empire, les funérailles en Vaucluse obéissent aux mêmes rites immuables ou presque : le corps du défunt doit être incinéré avant d’être mis en terre. C’est sans doute ce qui explique en partie l’odeur entêtante qui flotte dans l’air aux abords d’Arausio. S’y mélangent l’âcre fumée des bûchers et les doux parfums que les familles offrent à leurs disparus pour les accompagner lors de ces rituels.

« La crémation se faisait généralement sur un site dédié ,la sépulture primaire », explique Isabelle Doray, céramologue au Département de Vaucluse qui a participé à l’étude des vestiges des mobiliers funéraires retrouvés dans les vestiges de la nécropole découverte en 1999 à Fourches-Vieilles, au nord d’Orange. « Dans ces fosses, on suppose que les morts étaient incinérés sur un lit funéraire qui pouvait être un simple brancard ou un véritable lit orné en fonction des moyens de la famille ».

Sur ce site, des fouilles menées autour des années2000, ont notamment permis de mettre au jour un « ustrinum», une de ces fosses d’incinération. « On retrouve dans ces sépultures primaires des objets et notamment des fragments de céramiques, des pièces de vêtements, des bijoux comme des fibules, de petites épingles à cheveux, des restes de flacon de verre parfois fondus qui devaient contenir des parfums », continue la céramologue qui indique que ces offrandes avaient sans doute une fonction de purification.« La mort est une souillure qui touche à la fois la personne décédée mais aussi sa famille. Il est donc important de passer par des rites de purification et d’accompagnement. C’est semble-t-il le rôle de la crémation, après laquelle le défunt est lui-même divinisé et rejoint la collectivité des Mânes. Après avoir été brûlés, les restes, ou du moins une partie des restes, étaient récupérés par la famille, parfois nettoyés avant d’être disposés dans un réceptacle, une urne, un sarcophage ou un simple linge pour les plus pauvres, avant d’être ensevelis dans une sépulture secondaire accompagnés d’objets souvent issus du quotidien ».

Ces sites devenaient alors des lieux de culte à la mémoire du défunt. Il n’était pas rare d’y organiser des banquets funéraires ou de réaliser des offrandes alimentaires.« Certains sarcophages pouvaient même être percés d’un petit trou pour donner à manger au mort, ce qui explique la présence de noyaux de fruits dans certaines tombes », constate Giulia Ciucci, archéologue au Département de Vaucluse.

Mausolées

Parmi les quatre concessions funéraires de Fourches-Vieilles, deux mausolées exceptionnels servant de sépulture secondaire ont ainsi pu être identifiés. Datant du IIe siècle, l'un est de plan carré et comportait trois niveaux coiffés d'une toiture dont les tuiles en forme d'écailles recevaient une urne funéraire qui culminait à environ 19 mètres. À mi-hauteur, d'imposantes statues servaient sans doute de " gardiennes du tombeau. Elles représentaient des sphinges, des êtres mythologiques mi-femmes mi-lionnes ,qui font partie du monde des morts. La figure d'Hercule, dont on a retrouvé un masque acrotère, est aussi en lien avec l'au-delà puisqu'il a lui-même vaincu la mort plusieurs fois ", explique Guilhem Baro, archéologue du Département. L'autre, un mausolée circulaire à un seul degré, fut construit en " grand appareil bâti sur un socle à plusieurs niveau ". Des éléments en marbre d'une inscription ont été retrouvés mentionnant le nom du défunt : Titus Pompeius Phrixus Longus, prêtre du culte impérial à Orange et à Lyon. Si sur place les vestiges ne sont plus visibles aujourd'hui, certaines de ces découvertes comme les sculptures et les masques sont à admirer au musée d'Orange.

Ostentation

"Ces constructions avaient semble-t-il une fonction purement ostentatoire ", poursuit Guilhem Baro qui rappelle que" les inhumations pouvaient tout aussi bien se faire dans un simple enclos funéraire. En 2019, par exemple, nous avons trouvé en bordure de la via Agrippa trois urnes simplement signalées par une pierre et les sépultures en pleine terre étaient aussi courantes pour les plus démunis ".Pour les Vauclusiens antiques donc, il apparaît que l'emplacement de leur dernière demeure est essentiel car, pour que l'on se souvienne d'eux, il faut que leur tombe soit vue ! Et plus les sépultures sont proches de la route, plus elles sont visibles. Ces emplacements sont donc naturellement les plus prisés et c'est là que l'on trouve les notables et les personnes riches tandis que les plus modestes sont relégués plus loin, hors de la vue du plus grand nombre, s'accordent à dire Isabelle Doray et Guilhem Baro. L'archéologue insiste d'ailleurs sur le fait que " la nécropole de Fourches-Vieilles est un lieu privilégié car la tombe du défunt est en covisibilité directe avec la ville (et ses monuments) contrairement aux autres nécropoles de la cité ".

Lieux de mémoire

Mais, mausolée ou pas, le mort est généralement mis en terre avec quelques objets. " Il semble que chacun ait une place bien spécifique dans la sépulture secondaire", renchérit Giulia Ciucci. " Ils renvoient généralement à la vie de tous les jours et témoignent du mode de vie de la personne enterrée et on suppose que, s'ils ont pu être utilisés par le défunt durant sa vie, ils sont généralement fabriqués exprès pour ce rite ". Isabelle Doray voit pour sa part dans ces dons " des offrandes qui sont faites pour faire plaisir au mort et éventuellement pour obtenir quelque chose en retour. Chaque mobilier reflète un moment du rite funéraire ". Une idée que conforte Giulia Ciucci qui précise que " la disposition de ces dons autour des restes des corps semble répondre à un ordonnancement très précis " mais encore mal compris.

Vie et mort de Phrixus

La mort et surtout la sépulture de Titus Pompeius Phrixus Longus en disent long sur sa vie. En effet, après avoir été affranchi par son jeune maître de 17 ans, Reginus Sacrovirus, le nouveau romain libre semble avoir connu une ascension sociale remarquable. Sa richesse et son honorabilité lui ont valu d'être nommé sevir augustal par la curie d'Arausio (Orange). Une fonction qui n'est rien moins que le couronnement de la carrière d'un affranchi, citoyen à part entière mais de première génération et dépourvu de droit d'accès aux magistratures municipales. Durant une année, il a célébré le culte impérial dû à Auguste en assumant notamment au nom de la population les frais des sacrifices et des fêtes pluriannuels, puis le sevir est resté membre des Augustales, sorte de collège qui tient le second rang après l'Ordre décurional dans la hiérarchie sociale des municipes. Comme tous les membres de ce corps constitué, il disposait de lieux de réunion, possédait des biens fonciers, recevait des legs et bénéficiait de places d'honneur pour assister aux spectacles donnés dans l'enceinte du théâtre. Comme ses pairs, l'affranchi a aussi été en mesure de faire bâtir de son vivant une sépulture prestigieuse, sans doute le monumental mausolée circulaire dont les vestiges ont été retrouvés à Fourches-Vieilles et dans lequel les archéologues voient " une référence au mausolée circulaire d'Auguste à Rome. La plupart des généraux d'Auguste ont privilégié ce modèle pour leur tombe pour rappeler leur filiation au premier empereur ". L'attention portée de son vivant à l'édification de sa sépulture par Titus Pompeius Phrixus Longus est révélatrice en elle-même de l'importance accordée aux rituels funéraires par les habitants d'Orange et de l'Empire romain en général.

Visuel haut de page : Épitaphe de Titus Pompeius Phrixus Longus (début du Ier s. ap. J.-C.) découverte en 1999. - © Musée d’Orange